L'Hôtellerie Restauration : Comment êtes-vous devenu cuisinier ? Une vocation ?
Jean Sulpice : Je voulais un métier avec un lien avec la nature, comme paysagiste, charpentier ou garde-forestier. En 3ème, parmi les stages de découverte pour trouver une orientation professionnelle, j’ai fait un stage en cuisine et j’ai eu le déclic. J’adorais ce rythme de travail, la manipulation des produits et de voir l’émerveillement des clients qui prenaient du plaisir à table. Immédiatement, je me suis dit : « c’est ce métier que je veux faire ».
Ceci dit, mes grands-parents étaient hôteliers-restaurateurs à Aix-les-Bains. J’ai passé mon adolescence dans cet environnement. Je furetais partout, en cuisine, dans la cave, la lingerie, etc. Je portais les valises des clients en chambre. J’aimais aussi ces moments de début ou de fin de saison. Même si j’ai grandi dans ce milieu, c’était pour moi, un univers d’amusement et de détente. C’est quand j’ai fait ce stage, quand j’ai senti l’adrénaline du coup de feu, cette excitation de voir l’aboutissement d’une matinée de travail, que cela est devenu sérieux et passionnant pour moi. A aucun moment, on ne m’a mis la pression pour faire ce métier. Puis, quand je suis rentré comme commis chez Marc Veyrat, j’ai retrouvé ce côté nature et plantes. Et aujourd’hui, ma cuisine est toujours guidée par la nature.
Comment définiriez-vous votre cuisine ? Passant de Val Thorens au Lac d’Annecy, a-t-elle évolué ?
Ma cuisine me ressemble. Elle est ancrée dans mon territoire alpin, savoyard et haut-savoyard. C’est une cuisine de terroir qui reflète mes années d’expérience et mon amour de la nature. Elle m’inspire au fil des saisons, des produits, des textures qui changent suivant le rythme de la nature. Le métier de cuisinier, c’est être capable de créer une dynamique de cartes selon le rythme des saisons. Chose que je n’avais plus à Val-Thorens, où j’étais centré sur l’hiver. Ma cuisine correspondait à cet univers plus rude par le froid.
En arrivant à Talloires, j’ai retrouvé ce plaisir de la saisonnalité des produits végétaux, animaux, du lac, qui sont une source d’inspiration. Nous en avons besoin pour nous régénérer et ne pas rester dans la routine. Ma cuisine peut être brute avec une certaine simplicité, parce qu’elle est dictée par une nature qui émerveille le cuisinier que je suis. C’est la nature qui m’a donné envie de venir à Talloires. Il y a une douceur, une zénitude qui sont entrées dans ma cuisine et que l’on retrouve dans le livre.
Ma cuisine n’a pas changé, mais elle a évolué. Je pense que ma personnalité s’exprime plus aisément à Talloires car l’environnement correspond mieux à mon tempérament et au cuisinier que je suis. Ce lieu m’apaise. Je serai incapable de m’exprimer à Paris ou dans une grande ville car je n’y trouverai pas ma source d’inspiration ni mon équilibre de vie. Il faut être heureux pour transmettre du bon et du bien-être dans l'assiette.
Votre plat best-seller ?
L’omble chevalier. C’est un souvenir d’enfance qui m’a inspiré ce plat. Quand j’allais faire les vendanges chez mon oncle, il faisait des diots aux sarments. On met des sarments au fond d’un gros chaudron, des aromates, des pommes de terre puis les diots (des saucisses de Savoie) avec du vin blanc et de l’eau. Les saveurs de la saucisse vont dégouliner pour nourrir la pomme de terre tandis que les sarments diffusent… Je suis arrivé à reconstituer la même chose avec un poisson du lac. L’omble chevalier est cuit sur un galet du lac et j’ai rajouté un beurre maître d’hôtel d’épicéa sur le dessus. Quand je verse l’eau, elle crée un choc thermique et de la vapeur que j’enferme sous une cloche, pour faire fondre le beurre maître d’hôtel d’épicéa qui va dégouliner sur le poisson et venir l’assaisonner.
Votre plat préféré à votre carte ?
Ma matelote, c’est un assortiment de poissons de lac avec une sauce à base de têtes d’écrevisses et une infusion de tanaisie, qui est une plante de montagne. Je suis arrivé à reconstituer vraiment l’élément du Lac d’Annecy, qui est à 450 m d’altitude et qui est entouré de belles montagnes. Tous les éléments naturels qui entourent le lac sont réunis dans cette assiette.
Quel est votre engagement en matière de développement durable ?
Je suis né à la campagne avec un bon sens paysan. J’ai appris à ne pas gaspiller et à me servir des ressources naturelles du territoire. J’ai commencé par faire un menu pour ma table gastronomique pour avoir une gestion plus fine en ayant des produits de la meilleure qualité possible et moins de gaspillage. J’ai un jardin, mais ce n’est pas pour faire joli. Je forme mes équipes à faire le tri entre ce qui est compostable et ce qui servira à nourrir nos poules par exemple.
En cuisine, on ne filme plus les bacs. On utilise des couvercles que l’on nettoie et réutilise. Quand mon pêcheur du lac m’apporte les poissons, il utilise toujours le même bac. Pas question de prendre des bacs en polystyrène à usage unique. J’ai des petits producteurs et des fournisseurs. Au lieu de me déplacer à chaque fois, on s’arrange pour profiter du déplacement de l’un qui fera un petit détour pour éviter de polluer inutilement. Ces détails, qui limitent les déchets et la pollution, sont très importants pour moi.
Quel manager êtes-vous ?
La magie du métier de cuisinier ? C’est un métier manuel réalisé par des humains. J’ai 120 collaborateurs qui ont tous des personnalités différentes. Je suis un manager humain, sensible, comme un père de famille. Deux fois par jour, on doit émerveiller le client. Alors oui, tous les jours, on doit rendre ses collaborateurs heureux. Il n’y a qu’une recette pour ça. Tous les soirs, on doit se dire : je suis très content de ma journée, je suis très content de ma cuisine et je suis très content demain de rendre heureux d’autres gens.
Il faut être auprès de ses collaborateurs, les encourager et ne pas les abandonner. Il faut être un modèle. Il y a aussi pleins de petits détails qui sont importants en termes de reconnaissance.
Ce qui me fait le plus plaisir, ce n’est pas quand on me dit que c’était très bon. A vrai dire, c’est mon métier et c’est normal, mais quand les clients me disent que le personnel était charmant, enthousiaste et attentionné. C’est ce qui me tient à cœur.
Quels conseils donnez-vous aux jeunes qui viennent en stage ou en apprentissage chez vous ?
De ne pas baisser les bras, de ne jamais lâcher. Moi aussi, j’ai eu des moments de doute quand je suis rentré dans ce métier. Cela peut venir de la fatigue, car on ne sait pas gérer son propre rythme et on peut perdre pied. Il ne faut jamais oublier pourquoi on est là, ce qui nous a fait choisir ce métier. Par exemple, c’est le montagnard qui parle, si l’on veut gravir le Mont Blanc, il faut se préparer et il n’y aura pas que des moments faciles. Pendant l’ascension, il y aura, là encore, quelques obstacles, mais il ne faut jamais oublier son but. La difficulté permet de se renforcer et de devenir plus performant.
Qu’est-ce qui vous motive aujourd’hui ?
De prendre tous les jours du plaisir à cuisiner, de découvrir de nouveaux producteurs et de nouveaux produits, d’avoir du temps avec ma famille et dans la nature, de me rendre compte de la chance que j’ai de m’exprimer dans l’un des hauts lieux de la gastronomie française.
Comment s’est passée la réouverture après le confinement ?
Cela s’est très bien passé parce que je n’ai pas arrêté pendant le confinement en produisant des plats à emporter. J’étais au cœur du réacteur de la maison. On n’avait plus qu’à attendre le feu vert pour pouvoir s’exprimer à nouveau. Il y avait une telle excitation et une telle euphorie de pouvoir recevoir enfin le public dans la maison et leur faire plaisir, que ce fut facile. Les clients nous ont renvoyé l’ascenseur en étant présents et en montrant leur soutien dès la réouverture du 2 juin.
Depuis le début du confinement, je savais qu’il faudrait qu’on s’adapte mais aussi que je ferai toujours de la gastronomie. Le positionnement de la maison ne changera pas et je l’ai répété régulièrement à mes collaboratrices et collaborateurs. Aujourd’hui, les choix qu’on a faits ont payé. Même si je suis fatigué, je suis là avec mes équipes. On pensait faire moins 50% sur la saison et finalement, elle est au même niveau que l’année dernière. On est contents, même si on ne récupèrera jamais les pertes des mois de confinement. Maintenant, l’année n’est pas finie et il faut être très prudent pour l’avenir.
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Publié par Nadine LEMOINE