L'Hôtellerie
Restauration : Vous avez déclaré : "J'ai été gâté aux fourneaux du Bristol, et
pourtant, j'ai le sentiment que l'on connaît mal ma cuisine." Pouvez-vous nous
en dire plus ?
Éric Frechon : Je suis très gâté depuis dix-sept
ans au Bristol, mais comme cela fait longtemps que je suis ici, ceux qui sont
venus une ou deux fois il y a des années se disent qu'ils connaissent ma
cuisine. Or, ma cuisine a évolué. Avec ce livre, j'ai voulu montrer cette
évolution au fil du temps et ce qu'elle est aujourd'hui. On trouve les incontournables
comme la poularde [cuite en vessie, suprême au vin jaune, bonbons d'abats,
girolles et écrevisses flambées au cognac. Les cuisses cuites au bouillon de poireaux
et pommes de terre truffées] ou les macaronis [farcis truffe noire, artichaut
et foie gras de canard, gratinés au vieux parmesan], mais aussi des plats
récents comme les poireaux aux huîtres [cuits entiers au grill, beurre aux
algues, tartare d'huîtres Perle blanche, cébette et citron], les oursins [en
coque, langues et écume d'oursin, fine brouillade d'oeuf, mouillettes de beurre
aux algues], le céleri cuit entier à la truffe, le ris de veau et couteaux [piqué
à l'anchois, doré au sautoir et beurre d'algues, couteaux et coques au jus de
laitue]. Ma cuisine est contemporaine.
Que faut-il savoir sur votre cuisine ?
On n'associe pas mon nom à une
cuisine autour du légume, alors que je ne conçois pas une carte sans un plat de
légumes depuis plusieurs années. En fait, je ne fais que suivre mes goûts. J'aime
manger des légumes et je les cuisine. J'essaye d'apporter une originalité, un
goût. Au fil des saisons, j'attends les légumes avec impatience. Je ne fais pas
une cuisine de mode, je fais la cuisine que j'aime manger et partager, même si
je prends toujours le même plaisir à déguster un lièvre à la royale. Je pense
aussi que ma cuisine a gagné en raffinement avec les années. J'ai beaucoup
affiné mes plats. C'est l'évolution du palais qui mène celle de la cuisine. Là
où je prends le plus de plaisir aujourd'hui, c'est dans la création, faire
grandir les plats et partager avec les équipes car je les implique beaucoup
dans le processus de création.
Pouvez-vous nous parler de votre cadre de création ?
Le cadre de création, c'est
pour moi un terrain de jeu, un espace où l'on ne s'interdit rien. Par exemple,
lorsque l'on crée un plat, il doit épater soit par son esthétique soit par le
goût ou les deux, mais il ne doit jamais laisser indifférent. Je pars du
principe qu'un plat doit rester dans la mémoire du client, trois, quatre, dix
ans, voire toute la vie. Il doit toujours être meilleur. Si ce n'est pas le
cas, il n'ira pas à la carte. On ne fait pas de la création pour de la
création. On épure beaucoup car on privilégie la quintessence du produit. Mais on
travaille aussi les associations pour créer des goûts uniques. Il faut aussi
penser à la signature de sa cuisine, qui doit être reconnue. La mienne est
classique mais contemporaine. C'est important.
Quelle
est l'histoire des Macaronis farcis de truffe noire, artichaut et foie gras de
canard gratinés au vieux parmesan ? Comment avez-vous réagi la première
fois que vous avez vu que votre plat était copié ?
C'est à La Verrière que j'ai
créé les macaronis. Ils étaient farcis à la morille et aux champignons de Paris
et gratinés au fromage. Ils me servaient de garniture pour un quasi de veau.
Quand je suis arrivé au Bristol, je me suis dit qu'ils étaient tellement bons
qu'il fallait que je les serve seuls en plat. Je les ai travaillés à la truffe
et au foie gras avec de l'artichaut. Il a fallu trouver les bons dosages et le temps
de cuisson. Je reconnais que c'est un plat très technique, un travail de fou
même, et qu'il coûte très cher à concevoir. Mais les macaronis sont à la carte
depuis dix-sept ans et ils n'ont pas changé. Je les goûte tous les matins en
testant la farce et je ne m'en lasse pas. Ils représentent toujours 50 à 60 %
des ventes des entrées. Les clients viennent pour eux.
C'est vrai qu'en voyant certaines
photos, on se rend compte que ma cuisine est regardée, pour ne pas dire copiée.
Pour moi, 3 étoiles dans une cuisine, c'est une signature, donc on ne peut
pas copier ou plutôt on ne devrait pas copier. Au départ, ça m'énervait un peu.
Je me disais que s'ils copiaient, c'était qu'ils n'étaient pas inspirés et que
nous on l'était ! Mais la copie ne vaut pas l'original. Quand on copie, c'est
que l'on a déjà un train de retard !
Petit
retour en arrière : quand avez-vous su que vous vouliez devenir
cuisinier ?
J'avais 14 ans et je
voulais un vélo. Mon père m'a dit d'aller travailler pour me le payer, ce que j'ai
fait dans un restaurant. J'ai ouvert des huîtres, servi en salle et je suis
passé en pâtisserie. L'ambiance du restaurant, le fait d'être au service des clients,
le coup de feu, c'est ce que j'ai aimé au départ. J'ai demandé à faire une
école hôtelière et je suis allé à Rouen. J'avais 15 ans et j'en suis sorti
deux ans plus tard. La chance que j'ai eue, c'est que les meilleurs élèves
étaient envoyés dans les grandes maisons parisiennes. Comme je n'étais pas
mauvais en cuisine, j'ai atterri à La Grande Cascade.
Quel grand plat de l'histoire de la cuisine est votre favori ?
Le lièvre à la royale qui est
l'un des plus grands plats de la cuisine française et que j'ai mis trente ans à
mettre au point… D'abord, j'ai appris avec les chefs des recettes toutes
différentes, et quand je suis arrivé au Bristol, j'ai fait mon propre lièvre à
la royale, qui a évolué jusqu'à il y a cinq ans, où je l'ai figé. J'ai pris les
meilleurs morceaux du lièvre, les épaules, j'ai créé une farce parfumée et pas
trop grasse, on a trouvé le point de cuisson - 36 heures à basse
température -, et le fond de lièvre est quasiment fait en direct. On a ainsi
une sauce beaucoup plus légère. Avec ce plat, le cuisinier peut s'exprimer :
la sélection des produits, les marinades, les sauces, les farces, la cuisson…
là il y a de la cuisine ! Le métier de cuisinier s'exprime et ne s'improvise
pas. C'est un condensé de savoirs et de techniques de la cuisine française.
Votre
plat préféré à votre carte ?
Le Ris de veau aux couteaux et
coquillages. C'est une belle création terre et mer car le mariage des goûts est
un peu improbable et surtout original. Il est aussi très surprenant avec ses
différentes textures. Ça bouscule le cerveau !
Le plus
beau compliment ?
Lorsque des clients me parlent
de plats qu'ils ont dégusté des années auparavant, c'est émouvant.
La critique qui vous a le
plus marqué ?
Je suis déçu lorsqu'un client
ne comprend pas ma cuisine. Cela arrive très rarement heureusement, mais c'est
frustrant car on fait ce métier pour faire plaisir. Il faut être à l'écoute du
client pour redresser la barre tout de suite, proposer des plats qui lui correspondent
mieux.
Le secret de la réussite ?
Il faut savoir être patient,
même si on a une ascension plutôt rapide dans ce métier. Prendre le temps de
faire plusieurs maisons pour expérimenter des cuisines modernes ou plus
classiques permet aussi de se construire un CV qui fera la différence. Il faut
échanger, parler avec ceux qui ont une grande expérience dans la brigade. C'est
enrichissant. Même s'il y a quelques sacrifices à faire, ce métier vous le rend
tellement !
Publié par Nadine LEMOINE