Au commencement fut la rencontre fondatrice de la gastronomie moléculaire, en 1988, entre deux scientifiques : le physico-chimiste français Hervé This, qui travaille à AgroParisTech, et le physicien britannique Nicholas Kurti. L'idée est de comprendre d'un point de vue scientifique ce que les cuisiniers font de façon empirique et intuitive. Que la science se penche sur nos assiettes n'a rien de nouveau. Antoine Lavoisier, le père de la chimie moderne, étudiait en 1783 la densité des bouillons de viande. La nouveauté viendra plutôt de l'association entre des chercheurs et des grands chefs. Les couples les plus en pointe seront Hervé This et Pierre Gagnaire (trois étoiles Michelin au Restaurant Pierre Gagnaire à Paris, VIIIe), puis Thierry Marx (deux étoiles Michelin au Sur mesure, à l'hôtel Mandarin oriental à Paris, Ier) et son binôme chimiste, Raphaël Haumont. Ces derniers ont d'ailleurs créé en 2012 le Centre français d'innovation culinaire. Ces tandems hybrides fonctionnent bien puisque les cuisiniers modèrent l'enthousiasme des chercheurs : "C'est nous qui tenons le manche de la casserole", clame Pierre Gagnaire.
La cuisine moléculaire va alors susciter un formidable engouement cristallisé par une liste d'attente de plusieurs mois chez El Bulli, le restaurant de l'Espagnol Ferran Adrià, qui sera avec l'Anglais Heston Blumenthal le pape de ce mouvement. Pourtant, ces derniers contestent le terme 'moléculaire' préférant celui de 'tecnoemoción'. Un courant dont se revendique l'étoilé niçois David Faure : "Je suis au pays de la pissaladière, on ne bouscule pas les traditions comme ça. Il faut y aller doucement avec beaucoup de pédagogie. Et en même temps, mes clients sortent moins avec la crise, alors ils veulent être étonnés, vivre des expériences nouvelles."
"Cuire un oeuf, c'est moléculaire"
Au fond, l'incompréhension de certains pourrait être née d'une erreur de rhétorique. "Moléculaire, c'est comme nucléaire. Il y a des mots qui n'entrent pas dans l'univers fantasmé de la gastronomie", explique posément Thierry Marx. Mais il y eut aussi les désastres d'une mode.
"La cuisine moléculaire n'existe pas. Cuire un oeuf, c'est moléculaire, poursuit le chef du Sur mesure. Certains ont voulu faire de nos recherches un conflit entre tradition et innovation alors que nous voulions débarrasser la cuisine d'habitudes pas toujours profitables. Nous avons démontré, par exemple, qu'un filet de citron ne fera pas mieux monter des blancs en neige. Nous avons ouvert bien des tiroirs même les plus détestables. Nos travaux ont dérangé des chapelles, des intégrismes mais aussi des intérêts. Halte à l'obscurantisme ! Nous avons aussi été éperonnés par la presse par la faute de suiveurs malhabiles qui pensaient se faire de l'argent sur une tendance." Pierre Gagnaire rejoint son confrère : "Le tout-à-l'eau est aussi absurde. L'excès est ridicule. Les plats en pipettes, les gelées partout, la fumée qui sortait des assiettes n'avaient aucune justification."
Un point de vue partagé, avec un brin de provocation, par Marc Veyrat : "Dix-sept plats d'affilée avec une paille, ça va un moment. La cuisine moléculaire sur un menu entier, c'est fini. Les gens n'en veulent plus. Il y a une ligne blanche à ne pas franchir, c'est celle de la nature."
"Nos travaux sont le contraire de dangereux, clame Pierre Gagnaire. Les intoxications alimentaires du Fat Duck, d'El Bulli ou même du Noma ont donné du grain à moudre à nos détracteurs. C'est pourtant le moléculaire qui va aider l'agro-alimentaire à nourrir la planète car cela ne se fera pas avec du turbot petit bateau et des petits légumes du jardin." Raphaël Haumont, lors d'une conférence à Chimie Paris, affirmait n'utiliser que deux gélifiants naturels : l'agar-agar et les alginates. "Ce n'est pas la cuisine moléculaire qui a apporté les gélifications, au contraire elle nous en débarrasse. Pendant des années on conservait la gélatine avec des sulfites toxiques. Aujourd'hui, nous démontrons que l'on peut gélifier avec de l'eau riche en calcium additionnée de pectine de fruit", expose Thierry Marx, pour qui la science et la cuisine font bon ménage. Pour Pierre Gagnaire, la cuisine est devenue très technique "c'est ce qui permet de durer", estime-t-il. Thierry Marx conclut : "La cuisine moléculaire, c'est le plaisir avec la santé."
Publié par Francois PONT