L'Hôtellerie Restauration : Comment avez-vous su que vous vouliez devenir cuisinier ?
J’ai un parcours un peu atypique. Mon père a été muté en Suisse quand j’avais 13 ans et dans la scolarité helvétique, tu dois décider de ton orientation plus tôt qu’en France. Pour moi, à 13 ans, un métier, c’est produire quelque chose avec ses mains et je n’avais qu’une vue partielle des métiers. Avec le recul, aujourd’hui, je pense que l’architecture ou la physique sont des domaines qui auraient pu m’intéresser. J’ai choisi la cuisine parce que je créais quelque chose avec mes mains mais aussi parce que je faisais perdurer un modèle, le repas gastronomique français. Les voyages m’avaient démontré que c’est unique. De l’étranger, on se rend compte de la chance d’avoir un tel patrimoine en France. Après 6 ans en Suisse, je suis rentré à l’Ecole hôtelière de Grenoble et j’ai fait mon année de mise à niveau pour faire un BTS hôtellerie-restauration. J’ai passé 3 années géniales dans cet établissement public où l’enseignement était remarquable
10 ans après, qu’est-ce que la victoire au Bocuse d’or vous a apportée ?
C’est comme un stage d’entraînement intensif aux Jeux Olympiques où tu te muscles sur de nombreux plans, y compris mental. Le 30 janvier 2013, après la victoire, j’étais vidé. C’est normal. Il faut être au top du top le jour J et ensuite, on s’écroule.
Une expérience extraordinaire qui m’a poussée dans mes retranchements, qui m’a permis d’apprendre à gérer l’humain pour communiquer avec l’équipe mais aussi à gérer le stress, à mener plusieurs dossiers de front, à aller beaucoup plus loin… Côté cuisine, le Bocuse d’Or est un concours international autour de la création, l’innovation et la réflexion. J’ai eu la chance de côtoyer plein de très grands chefs. C’est vraiment une chance qu’ils te disent si ce que tu as fait est bien ou pas, et qu’ils t’expliquent pourquoi. Un compagnon présente son chef-d’œuvre. Pour moi, le Bocuse d’Or, c’était mon chef-d’œuvre. J’avais fait 7 ou 8 concours auparavant. Plus que la compétition, j’aime aller au bout de moi-même et j’ai la chance d’avoir une famille qui m’a toujours soutenu.
Comment définiriez-vous votre cuisine ?
Pour moi, c’est cuisiner son terroir à un instant T. C’est ni plus ni moins aller chercher ce dont tu as besoin dans ton jardin. C’est notre ambition à Fontevraud. Quand j’étais cuisinier à Paris, un coup de fil et tu te faisais livrer ce qui te manque. Ici, tu fais avec ce que tu as. Ce sont deux mécaniques intellectuelles différentes. Il faut apprendre à fonctionner différemment. Par exemple, le changement de cartes quatre fois par an est le plus fréquent. Mais à Fontevraud, on change la carte tous les 29 jours et demi. Donc pour nous, il faut mettre en place une mécanique adaptée pour faire le point avec le maraîcher ou l’éleveur afin de prévoir la suite. Il faut expliquer aussi ses collaborateurs ce que tu veux atteindre car ce sont eux qui font. Toi tu n’es que le chef d’orchestre et il faut que chacun comprenne sa partition pour jouer dans le bon rythme et la bonne tonalité. Il faut aussi faire comprendre aux clients ta démarche.
Vous changez de carte à chaque nouvelle lune. Pourquoi ?
La lune fait partie des sujets qui me passionnent. Je suis convaincu qu’on ne sait pas encore le centième de l’impact qu’elle a sur nous. On peut remarquer que deux fois par jour, elle fait se déplacer des océans. La biodynamie avec son côté ésotérique prend en compte la lune et ses évolutions. J’aimerais, demain, qu’en fonction de telle ou telle phase de lune, on puisse ajuster les plats. Par exemple, expliquer aux clients que l’on rajoute deux gouttes de vinaigre, parce qu’à cette phase on ressent moins les acides. Pareil pour le sel. C’est ce qu’on vit. J’en suis convaincu. Il n’y a pas d’études scientifiques, seulement des connaissances désordonnées. C’est passionnant. Mon projet, c’est de trouver un panel de personnes, leur donner des éléments très stables, comme du sucre, du sel, du miel, du vinaigre et leur demander de noter tous les jours leurs perceptions. Cela permettrait de voir si l’on peut en tirer des tendances communes. On en est aux balbutiements.
Comment réagissent vos nouveaux collaborateurs lorsque vous indiquez que la carte change tous les 29 jours et demi ?
Certains appelleraient ça du management, pour moi, c’est le dialogue. Il faut adapter son mode d’expression à son interlocuteur. Le message reste le même, c’est la forme qui change pour donner des repères ou des références qui vont permettre sa compréhension. Parfois, il faut un peu de temps pour comprendre, mais comme l’équipe est très stable et qu’on a appris à se connaître, c’est fluide et la confiance est là. Oui, j’avais peur d’une réaction négative quand j’ai mis en place ce changement de carte tous les 29 jours et demi car on n’est jamais en pause. Or c’est l’inverse qui s’est avéré. Au contraire, ils recherchent cette émulation et cette prise de risque aussi bien en cuisine qu’en salle. Ils me poussent pour qu’on garde la cadence. Quand je vois la pleine lune, je sais qu’il me reste 14 jours et demi pour changer mes recettes.
Quel manager êtes-vous ?
Je me remets énormément en question. S’il y a des tensions, je commence par me demander si je me suis bien exprimé. Et je prends les problèmes à la base. Les vestiaires ou les horaires sont souvent des sources de problèmes. Donc j’ai fait un vestiaire propre et j’ai mis une pointeuse dans la cuisine. Cela fait déjà deux questions réglées. Ma victoire, ici, c’est la relation entre les gens. On est tous contents de se voir le matin en arrivant. Cette réussite de voir des gens contents de travailler ensemble, c’est le préalable à toute qualité que tu construits.
Quels sont vos projets ?
A l’Abbaye de Fontevraud, nous avons 54 chambres et nous sommes complets à 95%, or nous n’avons que 50 places au restaurant donc nous devons tous les jours trouver des tables dans d’autres restaurants pour notre clientèle. Dans cette configuration, une étoile Michelin et une étoile Verte, c’est parfait. Sinon le challenge, c’est de repenser le modèle économique. Ce serait de transformer le restaurant gastronomique en restaurant d’hôtel qui ferait une centaine de couverts peut-être avec 2 services et un ticket moyen à 55 euros et à côté, créer un restaurant gastronomique dans un espace beaucoup plus intimiste et exclusif. C’est en cours de réflexion avec la région, propriétaire du resort.
___________________________________________________________________________________
Gastronomie et de développement durable à Fontevraud
"Nous avons établi une charte dans laquelle on liste les actions que nous menons pour une économie vertueuse. Au potager, on ne veut pas être autonome, même si de juin à novembre, on a beaucoup de légumes, parce que l’idée c’est de faire vivre les familles autour de nous, dit Thibaut Ruggeri. Au Moyen-Age, l’Abbaye, c’était le plus gros employeur de la région. Faire vivre mon maraîcher, mon éleveur, mon mareyeur, pour moi, c’est faire vivre mon équipe de cuisine. On s’aide, on échange, on s’améliore, ce sont des rapports très sains".
- un potager
- une quarantaine de ruches (une tonne de miel à l’année),
- chaudière à bois : chauffage et eau chaude. Cela permet de diviser par 10 le rejet de gaz à effet de serre et la consommation énergétique divisée par deux.
- le bois provient des déchets d’une scierie à 25 km de l’Abbaye.
- un composteur à vis de 8 mètres de long. Le compost est ensuite répandu sur tout le site qui n’utilise aucun traitement chimique. « Mon sujet, c’est surtout de ne pas produire de déchets qui se compostent. Donc le moins d’épluchures possible ».
- « je fais blanchir tout le linge par l’Aspire à Saumur, une entreprise de réinsertion professionnelle ».
- On achète nos savons à la savonnerie de Fontevraud.
#thibautruggeri# #abbayedefontevraud# #fontevraud# Gastronomie Chef
Publié par Nadine LEMOINE
dimanche 7 août 2022