L'Hôtellerie Restauration : La disparition de Paul Bocuse doit être pour vous un moment particulier. Vous souvenez-vous de votre première rencontre ?
Michel Guérard : Je ne peux m'empêcher de distinguer deux mentors me concernant : Jean Delaveyne, pâtissier devenu cuisinier, comme moi, avec donc des parcours parallèles ; et Paul Bocuse. Un jour de 1958, il est venu me voir au Lido où j'étais pâtissier. Lui savait déjà faire parler de lui et rencontrer ce personnage installé, fut pour moi comme une apparition.
Quand j'ai ouvert mon Pot-au-Feu à Asnières [Hauts-de-Seine, NDLR], alors qu'il avait trois étoiles, il avait envie que je réussisse et m'a apporté son soutien. Son précieux concours m'a fait garder espoir et donné l'enthousiasme du combattant. J'ai eu la chance de faire partie de ses amis et c'est quelque chose de fort, que l'on garde toute sa vie. Contrairement à ce que pensent certains, ce n'était pas l'homme superficiel parfois décrit, mais quelqu'un de timide et discret. Jamais il ne s'est permis de faire une observation sur la cuisine de l'un de ses amis. C'était Paul la pudeur, tout en sensibilité et qui se trompait rarement. Sa disparition ? On y pensait depuis quelque temps. Comme pour les membres de l'Académie Française, cela le fait devenir immortel, et je pense qu'il va continuer à habiter ma pensée jusqu'à ce que j'aille le rejoindre. Ni deuil, ni tristesse donc, mais un nouveau rapprochement entre nous.
Il a a été le 'leader' naturel de votre génération…
Je séparerai l'aspect culinaire et son action de chef de bande, qui avait envie que la cuisine et les cuisiniers soient reconnus par tous les moyens. Il a décelé chez certains une envie de changement en cuisine et s'est chargé de nous enrôler. Cela s'est fait naturellement, et, adoubé par ses pairs, il est devenu le 'patron'. Il a toujours été blessé par le manque de reconnaissance dont souffraient les cuisiniers et il a su changer tout cela.
Quel sera son héritage ?
Nous étions à l'époque de la Nouvelle Cuisine, dans une ambiance fort éloignée de celle d'aujourd'hui et fort éloignée aussi de l'époque d'Escoffier. Il s'est attaché à ce que nous obtenions une vraie reconnaissance de notre métier. Tous les cuisiniers du monde entier lui doivent cela et c'est ce que l'on peut avant tout retenir.
Paul Bocuse Michel Guerard
Publié par Jean-François MESPLÈDE