"Je suis venu en 2003 en Ukraine pour une opération de consulting hôtelier de trois mois. Nous sommes en 2015, et je suis toujours là. Mes deux premières années à Kiev m'ont donné l'impression d'être dans un clip de '50 Cent', puis j'ai rencontré ma femme qui m'a enraciné dans ce pays où je n'avais jamais prévu de rester. Pour être honnête, je n'ai jamais connu une période stable ici : il y a eu l'élection présidentielle, déjà controversé, de Viktor Ianoukovytch, la crise de la grippe aviaire, les événements du Maïdan, la Crimée, le Donbass…", énumère avec lassitude le chef français Stéphane Vaittinadane.
À 45 ans, le Francilien né à Bangui, en République centrafricaine, aspire désormais à plus de quiétude. "J'ai rejoint il y a deux ans l'Intercontinental de Kiev au titre de chef du restaurant Comme il faut. Le groupe pallie l'environnement incertain avec des contrats conformes et un salaire augmenté de 50 %. En effet, nous sommes payés en monnaie locale, la hryvnia [UAH], qui a perdu jusqu'à cinq fois sa valeur face à l'euro pour se stabiliser aujourd'hui à 28 UAH par euro. Les salaires sont aujourd'hui divisés par trois, alors que mon loyer a augmenté de 2 000 UAH par mois [soit 80 euros, NDLR]. Les crédits immobiliers, eux, sont restées en dollars", constate le chef français, que la version ukrainienne du magazine Elle a baptisé récemment 'le cuisinier français aux 16 étoiles'. Un titre que Stéphane Vaittinadade nuance : "Si l'on additionne toutes les maisons où j'ai travaillé, on peut en effet atteindre ce score." Robuchon, Ducasse, Michel Rostang, Jacques Cagna, mais aussi Le Relais d'Auteuil (Paris XVIe), la Maison blanche (Paris VIIIe) ou A. Beauvilliers (XVIIIe), le Français additionne plus d'étoiles qu'un ciel d'été dégagé, sans doute le plus beau palmarès d'Ukraine.
"Un de mes cuisiniers est parti faire la guerre dans le Donbass"
L'aspect financier de la crise n'est pas sans conséquences sur l'activité d'un grand hôtel international à Kiev : "Pendant quinze jours, il a été impossible de nous fournir en viande d'importation car notre intermédiaire ukrainien ne pouvait plus payer le producteur en dollars. Le département des achats a dû faire preuve de beaucoup d'opiniâtreté et d'imagination pour m'alimenter en produits locaux et d'importation mais se fournir en denrées de qualité n'a jamais été simple dans ce pays même avant le conflit ! Maïdan est proche de l'hôtel et même si les troubles furent limités à cette place, j'ai été contraint plusieurs fois de dormir dans l'hôtel pour des raisons de sécurité. Les fenêtres du rez-de-chaussée ont même été barricadées. Un soir, sur 200 chambres, une seule était louée. Mais après le crash de l'avion de la Malaysia Airlines l'été dernier, l'hôtel a affiché complet avec les délégations et les commissions d'enquête. Nous avions beaucoup d'Australiens et, comme ils ne sortaient jamais, le restaurant a tourné comme jamais. Dans mon département, j'encadrais une brigade de dix cuisiniers à mon arrivée, ils ne sont plus que six aujourd'hui. L'un d'entres eux est parti faire la guerre dans le Donbass", ajoute Stéphane Vaittinadane.
La guerre est un sujet tabou : "Il y a eu des consignes dans l'établissement pour éviter les sujets de friction. On ne parle jamais des événements entre collègues, même si la politique peut s'inviter dans notre quotidien. Par exemple, lorsque je suis arrivée à Kiev en 2003, les gens qui parlaient l'ukrainien étaient considérés comme des campagnards attardés [en Ukraine, les deux langues officielles sont l'ukrainien et le russe]. Aujourd'hui, tout le monde parle ukrainien à Kiev, par opposition à la Russie. On ne croise pas de pro-Russes dans la capitale. Nos trainings à l'Intercontinental sont parfois en langue ukrainienne, que je ne parle pas, à contrario du russe. Lors d'une réunion, j'ai demandé à ce que les débats soient traduis en russe, ce qui a provoqué un profond malaise." Malgré tout, Stéphane Vaittinadade a prolongé son contrat d'un an avec l'Intercontinental de Kiev mais il compte sur le groupe pour poursuivre sa carrière sous des horizons plus apaisés, dans l'idéal à New York.
Publié par Francois PONT