Jean-François Piège : Le rôle du chef de cuisine a évolué. À mon sens, aujourd'hui, on ne peut pas être chef si on n'est pas entrepreneur. Le gastronomique, c'est une petite unité, même s'il occupe la majeure partie de mon temps. Au Grand Restaurant, en gardant des valeurs françaises, la recherche est essentielle et cela amène à des évolutions, que ce soit dans les mijotés modernes ou dans la forme du restaurant. Ce qui est passionnant, c'est que les différentes entreprises se nourrissent l'une l'autre, y compris dans la recherche en cuisine. Par exemple, on a fait une glace de marrons grillés au Clover Grill et, de cette réflexion, est né un dessert pour le Grand Restaurant. Pour moi, être un chef entrepreneur, ça veut dire aller de l'avant, faire de la recherche. Finalement, je suis un cuisinier qui entreprend, dans la cuisine et dans la vie.
Vous avez commencé par ouvrir le restaurant Clover, fin 2014, comment définiriez-vous cette table ?
Clover, c'est le début de l'histoire de l'entreprenariat que l'on a initiée avec Élodie [son épouse, NDLR]. C'est notre premier restaurant avec une cuisine de marché et de quartier. Il est petit, aussi la cuisine et la salle sont réunies. On mange dans la cuisine et on cuisine dans la salle. La proximité est de mise. La cuisine du marché est l'une des caractéristiques de la cuisine française.
En septembre 2015, vous avez ouvert votre "laboratoire de pensées et de créations gastronomiques", Le Grand Restaurant - Jean-François Piège, avec ses mijotés modernes. Depuis deux ans, vos choix ont-ils évolué ?
Le restaurant a évolué parce qu'on l'ajuste en permanence. Par exemple, on l'avait taillé pour 30 couverts, mais il est rapidement passé à 25-27 et, alors que l'on rentre dans la troisième année d'exploitation, je me rends compte qu'il faut en faire encore moins. Notamment parce que j'ai besoin d'avoir une communion avec les mangeurs et qu'il faut du temps pour faire une recherche encore plus personnelle. Ce restaurant est le navire amiral. C'est là où je réfléchis le plus. Pour s'exprimer dans un restaurant gastronomique, il faut être libre et pour être totalement libre, il faut être chez soi. C'est lui qui me permet d'exprimer ma vision de la gastronomie. Je concentre mon travail sur la cuisson, car j'aime l'idée que ce soit la cuisson qui transmute l'ingrédient. Pour moi, cuisiner, c'est l'art de maîtriser le feu. C'est aussi l'association des saveurs pour en créer d'incroyables, mais surtout à partir de produits cuits. J'ai peu de choses crues ou froides dans ma cuisine. Et même les plats servis froids ont été cuisinés. Un grand restaurant, il y a encore quelques années, c'était des plats signature qui ne changeaient jamais. Aujourd'hui, on a envie que certaines choses ne changent jamais, mais aussi de nouveautés. Pour répondre à cette attente - et parce que je pense que c'est une bonne chose qu'il y ait des marqueurs -, il y a des figures imposées comme la mousseline de noix ou le blanc-manger qui sont offerts. Aujourd'hui, un grand restaurant se doit d'être un lieu généreux.
En novembre 2016, votre troisième restaurant, Clover Grill, se positionne sur un autre créneau. Quels sont ses atouts ?
J'ai approché le grill en raison de ma passion pour la cuisson. J'ai voulu avoir une approche 'feu de bois' et, dans Paris, ce n'est pas facile ! Pour cela, il faut deux cheminées. On a conçu Clover Grill pour faire des cuissons au feu de bois à la braise de différents produits. Mais les clients s'en sont emparés et commandent principalement de la viande. Cela ne me gêne pas, mais si l'on veut se faire plaisir en mangeant un céleri sous la braise ou un oeuf sous la cendre, un homard, un poisson ou des Saint-Jacques, on peut toujours. La restauration, c'est une course de fond. Quand on fait un restaurant, on le pense, on le crée, et au moment où il est prêt, on le donne aux clients. Ça a toujours été ma vision. On fait toujours un restaurant pour les autres. Avec ce que l'on a envie de dire, ses valeurs, mais pas pour soi.
Vous estimez à 80 % la part des restaurants dans le chiffre d'affaires de votre groupe. Les 20 % restants relèvent des activités telles que l'édition, la télévision, les partenariats, contrats, repas à l'extérieur… Comment vivez-vous ces activités annexes aux restaurants ?
En trois ans, on a créé trois restaurants et un quatrième arrive… Les activités annexes, ce n'est pas que de l'argent. Quand, par exemple, on fait un repas à l'extérieur, on donne envie de découvrir nos restaurants. Ceux qui achètent nos livres peuvent aussi franchir la porte de nos maisons. Pour être un chef indépendant aujourd'hui, il faut avoir plusieurs cordes à son arc. On aura toujours un seul restaurant gastronomique, car il faut le nourrir.
Comment imaginez-vous votre développement ?
Jusqu'à aujourd'hui, les opportunités se sont présentées à nous. Ouvrir un deuxième Clover Grill, c'est sûr car il a cette capacité à se dupliquer. Le principal ingrédient du Grill, ce sont les matières premières. Une fois ce choix effectué et la mise au point des méthodes de cuisson, il est duplicable. Je pense qu'il aurait sa place dans certaines grandes villes de province. Et ce serait même une envie de faire un Clover Grill à Londres. Son identité est claire et singulière, et la singularité, c'est la finalité de tout. Il ne faut pas chercher à tout inventer mais à tout s'approprier.
Publié par Nadine LEMOINE