L'Hôtellerie Restauration : Quand avez-vous su
que vous vouliez devenir cuisinier ?
Pierre Gagnaire : Je ne l'ai pas choisi. Mon père était cuisinier. À
5 ans, j'avais déjà une toque sur la tête et j'ai été pris dans une
logique familiale. Ce n'est qu'en 1977 que j'ai découvert que la cuisine
pouvait créer du lien et qu'elle était un vrai moyen d'expression. C'est à
partir de là que je l'ai aimée. Je me suis rendu compte qu'il y avait un champ
vierge à explorer après la génération des Bocuse
et Troisgros. J'avais le sentiment d'avoir
au bout des doigts quelque chose à exprimer, que j'étais sur une voie un peu
différente.
Avec le recul,
je me rends compte que la cuisine m'a sauvé la vie. Elle a été une thérapie
pour moi dans une quête d'amour terrifiante. C'est un métier passionnant mais
aussi fragilisant. J'avais un besoin impérieux qu'il donne un sens à ma vie. J'ai
avancé à tâtons. J'ai essayé de nombreux produits qu'on n'utilisait pas à l'époque.
J'ai eu des temps morts, peut-être un peu trop, mais il faut du temps pour se
trouver. Le 21 août 2016, j'aurai cinquante ans de métier et près de quarante ans
de mise au point de mon processus mental. Je conserve le même enthousiasme, la
même honnêteté et la volonté de ne pas raconter la même histoire. C'est la
raison pour laquelle autant de jeunes veulent travailler dans cette maison.
Au-delà de la cuisine, c'est un projet de vie.
Comment définiriez-vous votre cuisine ?
Ma cuisine, d'abord,
je la rêve. Penser la cuisine, c'est l'essentiel de ma vie. Lorsque j'imagine
un plat, je prends une feuille et un crayon. Je suis calme. Aujourd'hui, ma
pensée est plus paisible, mieux structurée, avec les éléments de langage de ma
cuisine qui sont désormais bien identifiés. Sur le papier, 85 % du travail
est déjà fait. Quand c'est calé, le plat reste à la carte six semaines, pas
plus, et ça repart. Il faut trouver de nouvelles associations et donner de l'émotion.
J'ai un plaisir immense à partager le travail bien fait avec mes équipes et une
grande joie à voir mes clients heureux.
Votre grand plat classique favori ?
La blanquette de
veau. C'est un plat que l'on peut décliner. J'ai à la carte une blanquette aux
truffes avec des pétales d'oignon doux de Roscoff, champignons de Paris
boutons, céleri branche et timbale de gnocchi de belle de Fontenay.
Votre plat best-seller ?
La langoustine
en plusieurs façons : Crues givrées légèrement fumées, énoki, mousse de
bière à l'eau de mer ; Traitées à la vapeur comme un dim-sum, crème prise
au plancton, salicornes ; Tapées à l'estragon, badigeonnées de cerdon
réduit, lentilles vertes du Puy aux airelles, navet Buren, brocolito, consommé
brûlant ; Poêlées terre de Sienne, radicchio, mange-tout, pommes soufflées
au sumac.
Votre plat préféré à votre carte ?
C'est un plat né
d'une assiette composée de deux petits bassins. Dans l'un, on trouve un
carpaccio d'ormeaux sauvages, poireaux aux algues et dans l'autre de la ventrèche
de thon rouge, Félicia, castelfranco… la dualité maigre et gras. L'objet était
essentiel. D'ailleurs, j'achète beaucoup de vaisselle mais en petite quantité.
Vous êtes le chef d'orchestre de 12 restaurants à
travers le monde qui cumulent 14 étoiles. Qu'est-ce qui vous motive encore
aujourd'hui ?
C'est la vie. Je
vis des choses passionnantes avec les gens avec qui je travaille. J'aime aussi
les challenges car c'est une succession de bonheurs ponctués parfois de
déceptions. Quand un client n'est pas content, il faut trouver le fond de
vérité. Néanmoins, il faut garder à l'esprit que nous servons des gens
rassasiés et que, en moyenne, 6 % d'entre eux sont insupportables !
Alors, il faut protéger ses équipes, faire son métier avec sérieux mais aussi
un peu de détachement et d'humour.
Au restaurant, en tant que client, sur quoi se porte
votre attention ?
La gentillesse.
Un client, qu'est-ce que c'est ? C'est comme un membre de votre famille un
peu éloigné, que vous ne connaissez pas mais dont on vous a parlé et à qui vous
avez envie de faire plaisir. Ils ont choisi votre maison, ils ont réservé, ils
se sont habillés spécialement pour l'occasion et se préparent à un moment
particulier. On doit être à la hauteur de leurs attentes. Être gentil, proche
mais pas obséquieux, respectueux, dans la vraie attention à l'autre.
Ce qui vous agace le plus dans le métier ?
La
question : "Ça vous a plu ?".
Le secret de la réussite ?
L'obstination et
la sincérité.
Publié par Nadine LEMOINE