Entre 246, selon le Général de Gaulle, et 365, d'après le maître fromager et critique gastronomique Pierre Androuet, tel est le nombre de fromages que la France est réputée produire. Une diversité qui, paradoxalement, n'est pas toujours représentée dans les tables de l'Hexagone. D'abord, parce que l'évolution des modes d'alimentation a contribué, ces cinquante dernières années, à réduire les étapes du repas. Ensuite, parce que, sauf à s'orienter vers des établissements spécialisés, le consommateur ne va pas spécifiquement au restaurant pour manger du fromage. L'éducation au produit varie par ailleurs d'un client - et d'un chef - à l'autre. D'où la difficulté pour les professionnels à intégrer le fromage à leur proposition. Les retours d'expériences pointent ainsi le problème de l'adéquation de l'offre à la demande et montrent qu'entre adaptation et innovation, les tables françaises - hors étoilés Michelin - doivent soutenir leurs efforts pour maintenir ou réinventer cette tradition.
L'embarras du choix
"On ne s'attend pas forcément à ce qu'un restaurant de quartier propose du fromage, remarque Erwan Cariou (La Table de Bezout, Paris XIVe), mais pour moi, c'est un bonus qui permet d'élever le niveau de mon offre. Si je ne peux pas m'autoriser un très large choix, je tiens néanmoins à servir des produits de qualité dans le cadre d'une formule serrée à 17,50 €, où le fromage est proposé à l'assiette en alternative au dessert." Un exemple qui prouve que le fromage détermine toujours un positionnement. "C'est bien une offre de standing, confirme Sébastien Bourgeois, aux commandes de la Villa Marinette à Gazeran (78), mais elle n'est pas forcément rentable…" Ses contraintes sont en premier lieu logistiques et économiques. "Notre salle est trop exiguë pour faire circuler chariot ou plateau, témoigne ainsi Christophe Beaufron (L'Avant-Goût, Paris XIIIe), et cette solution serait trop onéreuse dans le cadre de notre menu-carte [entrée, plat et dessert à 32 €, NDLR]. C'est pourquoi nous proposons un fromage à l'assiette qui change tous les mois." L'impasse est donc faite sur la composition de la sélection, qui peut vite relever du casse-tête pour le restaurateur, car "elle doit comporter des fromages susceptibles de plaire à la fois au consommateur occasionnel et à l'amateur éclairé", note Erwan Cariou. Un avis que partage Pierre-Ivan Boos, à la tête de L'Alchimie à Pontarlier (25), qui place un assortiment d'une dizaine de fromages au sein de ses menus gourmet (avec entrée, plat et desserts, à 43 €) et découverte (trois plats et desserts, à 58 €) : "Nous faisons en sorte de panacher notre offre pour nous conformer à la demande de la clientèle. De manière générale, celle-ci est assez traditionnelle." Pour Ludovic Bisot, maître affineur à Rambouillet (Tout un Fromage) et fournisseur de plusieurs restaurants des Yvelines, dont la Villa Marinette, il est "difficile, même pour une table de référence, de faire l'impasse sur le camembert. Français ou étranger, le client a besoin de s'appuyer sur quelques valeurs sûres".
Une valeur refuge ?
Plusieurs restaurateurs s'accordent en effet à dire que leurs clients apprécient de retrouver dans un plateau des variétés familières. Raison pour laquelle ils s'emploient à concevoir une offre dosant les différents laits, types de pâtes, origines géographiques et degrés d'affinage... "L'idée est de proposer un plateau équilibré, commente Sébastien Bourgeois. Mais sur notre quinzaine de fromages par exemple, il y a des constantes, qui sont des marqueurs des goûts de la clientèle." Clientèle avec laquelle Pierre-Ivan Boos entend lui aussi être au diapason. "Elle fait preuve parfois d'une certaine frilosité vis-à-vis des surprises que nous proposons en entrée ou en plat. L'idée n'est donc pas de la bousculer au moment du fromage. Nous proposons une sélection étendue, allant du roquefort au munster en passant par plusieurs chèvres. Notre unique concession est régionaliste : on trouve toute l'année sur notre plateau du comté et une cancoillotte que je fabrique moi-même. Mais ce choix se justifie par notre ancrage dans le terroir franc-comtois." Est-ce à dire qu'à L'Alchimie, la cancoillotte ferait office de valeur refuge ? "Je crois que le plus important, c'est la cohérence de l'offre par rapport à un tout, élude le maître des lieux. Le fromage ne doit pas occulter la proposition culinaire, mais au contraire, l'accompagner, sans élitisme superflu."
Fromage unique
Certains restaurateurs appliquent cependant d'autres solutions. "Proposer un fromage unique est un parti pris depuis la création de L'Avant-Goût, argumente Christophe Beaufron. Certains clients me l'ont parfois reproché. Mais cela permet de mettre l'accent sur la saisonnalité des produits et de se concentrer sur la présentation du fromage : brut, pré-tranché, travaillé… Cela va du trou-du-cru servi à la pièce au morceau de parmesan accompagné de moutarde de Crémone, en passant par la terrine de roquefort et poires confites…" Au restaurant Les Grès à Lindry (89), Jérôme Bigot va encore plus loin. Chez lui, le fromage - unique aussi - ne se déguste que travaillé. "Un choix délibéré de ma part. Je n'avais pas envie de proposer un plateau de fromages bruts. D'abord parce qu'une offre restreinte, pour un petit établissement, permet de limiter les pertes, mais surtout parce que j'ai eu le coup de foudre, il y a quelques années, pour le brie avec citron et vanille de Rikard Hult, de l'Épicurien à Albi (81). Une révélation qui m'a déterminé à explorer la piste du fromage travaillé, dans le prolongement du geste culinaire." D'où des créations, insérées dans un menu dégustation à 45 € (sept à neuf services), telles que cet époisses tiédi servi avec copeaux de céleri rave en croûte de sel, miel de fleurs et brisures de cacahuètes. Une piste que Pierre-Ivan Boos explore aussi à l'Alchimie, le réservant toutefois aux formules élaborées pour des groupes. Brie à la truffe, roulé de morbier au curry et compotée de pruneaux au Xérès, Brillat-Savarin avec voile de betterave et Granny Smith… Avec ses associations de sucré et de salé, le travail du fromage ouvre de nouveaux horizons, mais le consommateur s'y risquerait-t-il si le restaurateur ne l'inscrivait pas d'autorité à son menu ?
… ou dessert ?
Car c'est bien dans son caractère alternatif que se situe la contradiction du fromage. Survenant au mitan de la dégustation, ni tout à fait essentiel, ni complètement dispensable, "il est un peu devenu le parent pauvre de la carte", concède Christophe Beaufron qui, pour sa part, le met en concurrence avec trois 'gourmandises' sucrées. Option plutôt que passage obligé, il est traité dans la majorité des cas comme une alternative au dessert ou, dans une version plus diététique, à un imposant plateau, sous la forme d'une assiette. Conscient de cette tension, Sébastien Bourgeois a choisi d'ajouter à sa carte une proposition subsidiaire : l'été par exemple, un chèvre frais battu au miel et huile d'olive (10 €) peut ainsi remplacer la ronde des fromages (9 €). "Parce qu'en définitive, seuls 35 % de nos clients commandant à la carte optent pour le plateau de fromages…"
Imposer le fromage ou en laisser le choix au consommateur, rester classique ou sortir des sentiers battus, les attitudes diffèrent donc d'un restaurant à l'autre. L'équilibre reste encore à trouver, face à une clientèle dont la curiosité peut être freinée par divers facteurs : méconnaissance du produit, influence d'un discours nutritionniste qui a fait du tort au fromage ou encore limitation du pouvoir d'achat, qui dissuade souvent de le rajouter à la trilogie entrée-plat-dessert… Preuve qu'entre la poire et le fromage, le dilemme est loin d'être tranché.
Publié par Félicie Geslin
jeudi 18 octobre 2012