"C'était devenu un rituel quand nous nous croisions. "Alors Monsieur Michelin, combien ai-je d'étoiles ?" m'interpellait Joël Robuchon.
"Un peu moins que tu ne le dis mais pas mal quand même", lui rétorquai-je, insistant sur le fait qu'il comptabilisait toujours les étoiles de Las Vegas où Michelin n'avait plus de guide. Et nous devisions ensuite, convivialement…
Les étoiles. Une belle quête pour cet ancien du petit séminaire de Mauléon dans les Deux-Sèvres, venu en cuisine (presque) par hasard, alors qu'il rêvait d'un destin d'architecte. "On se levait à 6 h 30 le matin et, pour un gamin, la vie n'était pas facile. Mon seul moment de détente dans cet univers austère et rigoureux, était lorsque je pouvais aller en cuisine avec les religieuses. Je trouvais alors que ce travail était une véritable détente et c'est sans doute pour cela, en souvenir de ces moment passés, que j'ai eu envie de faire ce métier."
Le métier. "La rigueur du séminaire m'a beaucoup servi. Et très jeune, j'ai eu le respect des choses. J'ai beaucoup souffert cependant car, dès l'âge de 15 ans, en apprentissage j'ai été confronté à la vie active et je me suis retrouvé seul."
Le compagnonnage
Avec André Favre, un premier patron du côté de Poitiers puis la rencontre du chef Robert Auton - "un homme authentique" - qui a déterminé sa trajectoire. Tout va très vite ensuite avec d'autres rencontres, avant un premier poste de chef de cuisine à Paris.
"C'est surtout la découverte du compagnonnage grâce à Jacques Sylvestre. Une moralité, une affection, une chaleur avec la mère des compagnons, leurs femmes, un esprit sain. Dans le prolongement du travail, il se continuait par d'autres relations. J'y ai fait mes premiers pas et tout d'un coup, j'ai pris conscience qu'il était primordial de m'appliquer et de chercher à faire mieux. Le savoir-faire c'est bien mais je n'avais pas encore compris la cuisine."
Il la comprendra mieux au fil des années avec d'autres rencontres encore. Pareillement déterminantes. "Ce fut Jean Delaveyne, le 'Van Gogh de la cuisine' Si l'on peut définir ce qu'est le génie, c'était ça, dans ces moments de folie capable de d'importe quoi… Puis Charles Barrier à Tours et Alain Chapel : ces trois-là m'ont marqué et donné le déclic des goûts, des saveurs. Le métier de cuisinier c'est cela, fixer les parfums, les saveurs, les harmonies."
Sa carrière débute donc. Très vite étoilée avec le sommet au Jamin, au 32 rue de Longchamp où il s'installe en décembre 1981. Il touche sa troisième étoile en 1984.
Une dizaine d'années plus tard, pourtant il décide que la retraite à cinquante ans, c'est bon pour lui ! "Un trois étoiles, c'est la régularité. C'est très dur de se remettre en question tous les jours, à chaque service, midi et soir. Croyez-moi, c'est un stress et c'est ce qui a déterminé mon choix de m'arrêter. Je ne sais pas comment cela va se passer mais c'est trop dur physiquement. Je me suis rendu compte que c'est le cas pour beaucoup de cuisiniers. Et beaucoup disparaissent à 54 ou 55 ans comme ce fut le cas pour Jean Troisgros, Chapel, Pic…"
L'Atelier
Il arrête donc pour mieux revenir quelques années plus tard. Via des émissions de télévision qui font mouche sur le petit écran. Et aussi un concept, l'Atelier, décliné en France puis dans le monde entier et qui lui vaudra une collection d'étoiles unique en son genre, dont les cinq de Singapour en 2016 pour le Restaurant Joël Robuchon (Michael Michaelidis) et l'Atelier (Lorenz Hoja). Nombre de ses élèves ont suivi son chemin et il savourait le fait qu'après Philippe Braun (Laurent), Philippe Groult (L'Amphyclès), Eric Lecerf (L'Astor) et Frédéric Anton (Le Pré Catelan) soient eux aussi notés à deux voire trois étoiles.
C'est aussi le concours du meilleur ouvrier de France, dont Paul Bocuse lui confie la direction. Et à Nice en 1996, les deux compères vivent une belle aventure.
"Équité et probité", insiste Joël Robuchon en accueillant les candidats. "Nous sommes là pour vous aider, glisse Paul Bocuse. Si vous avez le moindre problème, n'hésitez pas à nous en faire part." "Soyez calmes et détendus", insiste Joël Robuchon, qui vivra un moment fort, le soir même, à l'occasion d'un dîner chez Hélène Barale dans le quartier populaire du Riquier à Nice. Elle a confectionné une socca pour ses invités de marque et explique. Joël Robuchon choisit ce moment pour parler. Elle le foudroie du regard et l'interpelle. "Gamin, quand je parle, on se tait." Éclat de rire général après un temps de silence et moment de bonheur pour les chefs présents !"
Publié par Jean-François MESPLÈDE