Et demain, la dernière gorgée de bière ?
"Chacun se souvient de l'ouvrage de Philippe Delerm, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules. L'écrivain décrivait avec bonheur la sensation de fraîcheur et de suspension du temps qui accompagne ce plaisir si simple de notre quotidien. à la manière de la célèbre madeleine de Proust, cette saveur familière nous emporte d'un coup dans une autre dimension, celle du « temps retrouvé », de ces instants où l'on déguste pleinement le simple plaisir d'être là. Hélas, nous sommes en droit de nous demander si nous n'allons pas bientôt connaître l'amertume de la dernière gorgée de bière... Car la crise vient d'inspirer à nos gouvernants une mesure pour le moins saugrenue, qui risque d'entamer ces rares moments de grâce dans notre vie de tous les jours et d'abîmer, à travers eux, toute une culture. Le gouvernement envisage en effet de s'en prendre à la bière, en augmentant de 160% une taxe qui pèse traditionnellement sur cette boisson, les droits d'accises. 160% d'augmentation sur 95% des bières vendues en France ! Rares sont les secteurs qui pourraient survivre à un tel choc. C'est un secteur d'activité bien implanté dans nos territoires que l'on cible, et, de surcroît, un produit populaire. Car ce sont, bien évidemment, les consommateurs eux-mêmes, et d'abord les plus défavorisés d'entre eux, qui vont être mis à contribution, puisque la mesure entraînerait une augmentation de 20 à 25% du prix à la consommation de cette boisson aussi ancestrale que conviviale. Pourquoi la bière ? S'agirait-il ici de ce que l'on a baptisé du nom barbare de « taxe comportementale », une façon de faire un exemple en s'attaquant au symbole même de nos « menus plaisirs » ? L'intention en serait, à l'évidence, absurde, car la bière est précisément la boisson la moins alcoolisée de toutes, et que la consommation française occupe
l'avant-dernière place en Europe ! Chacun sait d'ailleurs, et toutes les études le confirment, qu'une augmentation du prix n'a jamais eu le moindre effet sur les pratiques excessives, qui sont toujours l'apanage d'une minorité. Ainsi, l'impact sur la consommation sera réel, mais il ne sera d'aucune utilité en termes de santé publique. C'est bien beau de vouloir à la fois nous rendre meilleurs et faire des économies, mais le « gagnant/gagnant » n'est ici qu'un mirage. Le résultat sera, à l'inverse, de cumuler les inconvénients : on va nous gâcher une joie simple et inoffensive tout en réussissant le tour de force de précipiter deux secteurs dans la crise. Car outre les brasseurs français et les emplois que représente cette boisson majoritairement « made in France », tout le tissu de nos cafés en ressentira la secousse, et, avec lui, tout un mode de vie. De fait, la bière entre pour près de la moitié dans le chiffre d'affaires des cafés, hôtels, restaurants. Et ce sont souvent les brasseries qui soutiennent économiquement ces établissements ... Après la dernière gorgée de bière, c'est donc la dernière lumière dans la nuit que l'on sent soudain vaciller, l'un de nos derniers lieux de sociabilité réelle, le premier des « réseaux sociaux », le plus ancien et, pour certains encore, le plus chaleureux. Agissons avant qu'il ne soit trop tard pour partir « à la recherche du temps perdu »…
Méfions-nous d'un État vertueux qui se plaît à traiter les citoyens comme des mineurs, une attitude, en soi, susceptible de bien des dérives et d'effets pervers avérés. Ne faisons pas semblant de croire que l'on chercherait à lutter contre une consommation d'alcool à l'ancienne, quotidienne et endémique, qui est dépassée depuis bien longtemps dans notre pays. Loin des images d'Épinal, la consommation de bière est bien plus aujourd'hui de l'ordre de l'hédonisme anodin, un moment de délectation pris à la volée dans une vie à grande vitesse… Ce n'est donc pas ici la santé que l'on protège, c'est bien le plaisir que l'on taxe. Et par là même, toute une activité que l'on pénalise. Après la bière, quel autre « péché mignon » devra-t-il payer son tribut à la « morale » ? Va-t-on surtaxer le chocolat ? La rencontre ? La conversation ? Le dimanche ? Ou, tout simplement, le plaisir ? Espérons que cette liste des petits bonheurs défendus restera un « inventaire à la Prévert » imaginaire… Il est clair, en tout cas, qu'en cherchant à faire passer un « plaisir minuscule » pour un péché majuscule, nos dirigeants se sont précipités sur une solution maladroite et injuste, périlleuse, de surcroît, pour un pan sympathique de notre économie.
Surtout, ils ont semblé mettre en cause la maturité des citoyens et nous disputer le peu qu'il nous reste en temps de crise, la saveur immémoriale de l'instant et le goût des autres."
Yannick Alleno, L e M e u r i c e , 3 é t o i l e s M ic h e l i n - François Berléand, comédien - Charles Berling, comédien - Christian Carion, cinéaste, réalisateur - Philippe Chevalier, comédien - Jean-Pierre Coffe, j o u r n al i s t e g a s t r o n o m i e - Jean-Claude Dreyfus, comédien - Serge Dubs, Meilleur sommelier du monde - Irène Frain, écrivain - Pierre Gagnaire, 3 étoiles Michelin - Dany Griffon, professeur d'université - Jean-Paul Heberth, professeur Ensia - Agro Paris tech - Stanislassia Klein, créatrice de mode : Stella Cadente et présidente du Club des buveuses
de bière à talons aiguilles - Michel Leeb, comédien - Herbert Léonard, chanteur - Francois Moreau, professeur d'université - Vincent Moriniaux, maître conférencier à La Sorbonne - Guy Musart, président de l'Association des barmens de France - Jean-Luc Petitrenaud, journaliste gastronomie - Yann Queffelec, écrivain - Guy Savoy, 3 étoiles Michelin - François Thabouis, président des Jeunes Agriculteurs - Romain Tischenko, Top chef 2010 - Philippe Voluer, historien - Antoine Westerman, restaurateur, Drouant.