Finalement, je l'ai toujours su, parce que mon enfance a été partagée entre les moments passés en cuisine dans le restaurant familial car j'avais ma chambre au dessus des cuisines et ceux passés dans l'Aubrac chez mes grands-parents agriculteurs. Enfant, j'ai baigné dans la restauration. Quand il a fallu faire le choix d'un métier, travailler avec mes parents et envisager de reprendre le restaurant, c'était l'opportunité pour moi de continuer de jouer sur mon terrain de jeu, le prolongement de ces moments de bonheur d'enfance. J'étais heureux de continuer à vivre de cette manière. J'ai commencé par un bac général et j'ai intégré une école hôtelière à Lyon (première promotion de l'EACH, école des arts culinaires et de l'hôtellerie à Ecully devenue l'Institut Paul Bocuse), trois ans pendant lesquels j'ai appris la gestion, le marketing, les ressources humaines… Au cours de mes études, mes parents ouvraient le nouveau restaurant au Suquet, aussi j'ai intégré très vite le restaurant familial pour les soutenir dans cette nouvelle aventure familiale qui commençait pour eux.
La maison Bras est ouverte sept mois par an. Est-ce un avantage ?
Oui, on a la chance d'être saisonnier. Ces 5 mois de fermeture, on les met à profit pour s'ouvrir l'esprit à l'ailleurs, voyager, aller à la rencontre d'autres cultures… c'est ce qui nourrit notre quotidien et je crois qu'aujourd'hui, cette évasion annuelle est indispensable pour reprendre la saison enrichi de choses nouvelles, de dynamiques, d'envies. Cette période est celle aussi qui nous permet d'avoir une réflexion profonde sur l'entreprise, les projets… En avril, on redémarre toujours avec une énergie folle.
Innover avec du sens tout en étant en lien avec notre territoire, notre plateau et notre philosophie. Dans ce lieu, on veut garder ce côté intemporel, car c'est ce qui fait l'image de la maison, c'est ce qui caractérise l'Aubrac, c'est ce qui fait le mimétisme entre le plateau, la maison, la cuisine, notre philosophie générale. Nous sommes à contre-courant des mouvements de mode par conviction.
Votre grand plat classique favori ?
Le coulant inventé par mon père dans le début des années 80. Ce n'est pas si simple car il y a deux appareils différents, un noyau composé d'une ganache et une enveloppe composée d'un biscuit. Bien souvent par raccourci ou par facilité, on trouve des mi-cuits qui sont composés d'un seul appareil à biscuit qui en l'occurrence pour qu'il coule est quasiment cru, très indigeste, très lourd et plutôt pâteux. On a publié la recette du coulant et quelque part on est fier de cette paternité-là que l'on retrouve sur beaucoup de cartes aujourd'hui.
Votre plat best-seller ?
La gaufrette de pomme de terre qui aurait tomber dans les oubliettes. On l'a présentée au cours d'une émission télévisée, Des Racines et des ailes, parce qu'on l'avait à la carte à ce moment-là. Et tous les clients qui ont vu l'émission nous ont demandé cette galette de pomme de terre. 7 ou 8 ans après la première diffusion de cette émission, il y a encore des clients qui nous en parlent.. On a été obligés de la garder en permanence à la carte. Je me souviens que dans l'année qui a suivi la diffusion du reportage, la moitié de la salle la réclamait à la carte. C'était resté dans la mémoire collective des gourmands et des gourmets. Elle reflète bien notre idée de la cuisine et de la gourmandise. Pierre Hermé m'a d'ailleurs fait des compliments sur ce dessert.
Votre plat préféré à votre carte ?
Aujourd'hui, Aile de raie pochée à la tanaisie, une plante que ma grand-mère me servait en décoction, encore un souvenir d'enfance. Demain, ce seront les corolles d'hémérocalle.
Le repas le plus éblouissant en France ?
Je me régale quand je découvre des signatures fortes dans la cuisine, loin de ces cuisines mode, celles qui racontent une histoire, un territoire, une vie personnelle. Elles me touchent. C'est ce qui fait l'identité d'une maison finalement. Le dernier repas, c'était chez Pascal Barbot. Je me souviens particulièrement d'un plat très réussi, sans concession et avec une part de risque, le cheval. J'aime ce côté jusqu'auboutiste.
A l'étranger ?
Le tagine de légumes mangé sous la tente berbère perdue dans l'Atlas en novembre dernier avec l'équipe de Bras Cassés lors de notre raid VTT. Quand on dit que la table fédère, qu'elle est un moment de partage et de bonheur, c'était vraiment ça. On était partis à une vingtaine avec une partie de l'équipe du restaurant et après une journée d'effort, on a partagé ce plat préparé avec amour par des cuisiniers berbères. C'est le genre de moment que j'apprécie énormément.
Ce qui vous agace le plus ?
La cuisine mode, sans âme, qui suit des mouvements. C'est par définition très éphémère. On essaye de transmettre à nos équipes, à ceux qui envisagent de s'installer qu'ils doivent faire quelque chose qui leur ressemble. Je leur explique que leur expérience chez nous les a mis en contact avec une expression forte, qui raconte une famille, un territoire… ils doivent prendre du recul. On a tous quelque chose de différent en nous, nos histoires, nos rencontres, nos émotions, nos éducations… Demain, dans leur expression culinaire ou dans leur parcours professionnel, il est important de donner soi et pas de faire un pâle mix ou reproduction de ce qu'ils auront vu chez nous ou ailleurs. Je leur dis : « si vous êtes venus chez Bras pour prendre des recettes, je vous les donne tout de suite et vous pouvez partir, parce que vous n'avez rien compris. C'est trop réducteur ».
Ça me fait vraiment plaisir de voir des cuisiniers qui sont passés chez nous il y a des années et qui ont réussi à construire un projet professionnel fort, avec une identité forte et une âme singulière. Il y en a peu finalement car c'est difficile de construire quelque chose qui ait une âme, du sens, du fond… ça demande du temps.
Le plus beau compliment ?
Lorsque les clients nous disent qu'on a une maison en totale cohérence, et qui conserve son ADN tout en évoluant, c'est le plus beau compliment. Avec la pancarte Michel Bras, on aurait pu aussi se transformer en musée. Mais mon épouse Véronique et moi avons envie de faire vivre cette maison avec nos coups de coeur, nos envies, tout en respectant son ADN. Elle vit avec son temps et leurs compliments nous encouragent à continuer dans ce sens.
La transition entre votre père et vous s'est-elle faite en douceur ?
Oui et les clients l'ont aussi vécu comme ça. J'ai travaillé avec mes parents pendant plus de vingt ans. Il n'y a pas eu de cassure franche. Au début, c'était la création de Michel, ensuite c'était une carte à 4 mains et ensuite ce fut davantage moi, mais cela s'est fait en symbiose. Cela n'empêche pas Michel d'avoir des envies et nous continuons à être une maison familiale et à échanger autour de la cuisine. Chacun y a mis du sien et c'est sûrement l'une des raisons de la réussite de cette transmission. De plus, Véronique et moi avons eu la chance d'avoir vu mes parents créer ici une maison très avant-gardiste au coeur de l'Aubrac. C'était sacrément gonflé ! Mais maintenant, tous les deux, on se sent d'autant plus dans notre époque et dans notre génération. On n'a pas eu besoin de faire une rupture fracassante avec ce qui avait été réalisé avant. Cela fait 20 ans que l'on est dans la maison et que l'on participe aux décisions importantes. Quelque part, on l'a construite aussi un petit peu.
La critique qui vous a le plus marqué ?
Il y a une dizaine d'années, nous avons reçu une lettre dont la conclusion était « l'habitude, c'est la mort de l'âme ». Ce courrier m'a marqué et a fini d'ancrer en moi les valeurs que Michel m'a transmises comme la remise en question, d'avoir toujours un oeil interrogateur, de ne pas être blasé, que ce soit sur un assaisonnement ou sur l'intensité de la lumière sur un mur de pierre… avoir toujours un regard pétillant sur les choses. Se poser des questions sans arrêt et ne jamais se reposer sur ses acquis. C'est ce que j'essaye de transmettre tous les jours à mes cuisiniers. Même si l'aligot, on le sert à 100 clients par jour et que la recette est immuable depuis 15 ans, je leur dis de toujours s'interroger sur la qualité de la tome, sur le degré de cuisson de la pomme de terre en fonction des variétés, la qualité de la crème…
Le secret de la réussite ?
Pour moi, la réussite, c'est d'être épanoui dans sa vie, que ce soit dans un petit bistrot ou un restaurant multi-étoilé, peu importe. On a chacun des avis différent sur ce qui nous est nécessaire à cet épanouissement. Moi je suis heureux perdu au milieu de l'Aubrac avec mes cuisiniers, à faire partager notre territoire. Je suis heureux quand je joue au foot le mercredi matin avec mes équipes et mon fils. Mon bonheur et ma réussite à moi, c'est ça et je n'ai pas envie d'autre chose.
Publié par Propos recueillis par Nadine Lemoine / Vidéos : Cécile Charpentier