Pacte Dutreil et société familiale, un combo gagnant ?
La sacro-sainte paix des familles n’est pas une évidence. Divorce, séparation ou conflits familiaux en tout genre font partie des aléas de la vie, malgré la confiance qui s’impose.
Pourtant, de plus en plus de dirigeants d’entreprise transmettent le capital de leur société et en confient le management à un membre de leur famille. En la matière, le pacte Dutreil tire clairement son épingle du jeu. Selon les dernières données de la Direction générale des finances publiques, le nombre de pactes a explosé ces dernières années, passant de 800 en 2016 à environ 2 000 par an depuis 2018, dont près de 90 % signés dans le cadre d’une transmission anticipée.
Des avantages soumis à condition
Passer progressivement le flambeau de son vivant, tout en bénéficiant d’un abattement de 75 % de l’assiette soumise aux droits de mutation : voilà une promesse séduisante et, en apparence, sécurisée pour les dirigeants de société et leurs conseils.
De surcroît, pour bénéficier de ce régime fiscal avantageux, il suffit de respecter les conditions prévues par l’article 787 B du Code général des impôts (CGI).
Facile, sur le papier, mais bien plus délicat en pratique. La convention est plus fragile qu’il n’y paraît et doit respecter des critères stricts et cumulatifs. Mais ce n’est pas tout. Certes, il est impératif que la valeur des droits sociaux transmis et des actifs soit correctement estimée (en matière hôtelière, une expertise amiable réalisée par un professionnel reconnu selon les pratiques de place est recommandée), et que l’un des associés ou l’un des bénéficiaires du pacte exerce effectivement une fonction de direction pendant les cinq années suivant la signature. Notaires, comptables et juristes veillent au grain. Hors de ces critères, le bénéficiaire est-il libre de ses paroles et de ses actes envers son bienfaiteur, sans préjudice pour le pacte ?
L’incontournable devoir de reconnaissance
Il n’en est rien, car en tant que dispositif de transmission du patrimoine, le pacte Dutreil constitue un simple aménagement du droit des successions en matière fiscale, ce qui justifie l’application des dispositions du Code civil relatives aux donations. Le bénéficiaire du pacte, en vertu de sa qualité de donataire, risque la révocation de la convention-donation pour cause d’ingratitude, lorsque sont réunies les conditions prévues par l’article 955 du Code civil. Ce manquement au “devoir de reconnaissance” est caractérisé sous certaines conditions a priori strictes : attentat à la vie du donateur, commission de délits, sévices ou injures graves ou encore refus d’aliments ; mais la jurisprudence a montré que le cas peut se plaider habilement. En effet, si les attentats à la vie du donateur, la condamnation à un délit défini par le Code civil, le refus d’aliments ou les sévices n’appellent pas de développements particuliers, l’injure mérite en revanche que l’on s’attarde sur ce qu’il convient d’entendre par cette notion.
Tout d’abord, on relèvera que celle-ci doit être “grave” pour que la révocation de la libéralité puisse être prononcée. Mais qu’est-ce qu’une “injure grave” ?
Cette qualification, qui relève de l’appréciation souveraine des juges du fonds, a connu des évolutions avec les changements de mœurs. Ainsi, sont des injures graves les paroles injurieuses, les offenses, blessures (notamment psychologiques) au sens large, qui tendent à atteindre volontairement le donateur dans son honneur et sa réputation, sans toutefois que l’injure grave ne soit retenue qu’aux seules injures portant atteinte à l’honneur et à la probité. Il en va ainsi de l’adultère et de l’inconduite de l’époux (Civ. 1re, 19 mars 1985). Il en va de même lorsque l’enfant bénéficiaire déclare à sa mère : “Tu vas crever, vieille saleté, tu n’en as plus pour longtemps, tu iras faire la propriétaire au cimetière” (Civ. 1re, 21 févr. 2006, no 02-14.407).
Il en résulte qu’une fois le pacte signé, le seul respect des conditions édictées par le CGI ne suffit pas à garantir la viabilité du montage. Encore faut-il que les relations entre époux, et/ou parent(s) et enfant(s) demeurent paisibles et qu’aucun événement aussi malheureux que destructeur ne vienne semer le trouble.
Les enjeux d’une donation hôtelière réussie
S’il présente de sérieux atouts, le pacte Dutreil reste un pari audacieux en raison des conséquences de la révocation pour ingratitude, qui effarouche l’actionnariat et les partenaires financiers, déstabilisant la société. Dans l’hôtellerie, où le dispositif connaît un certain succès, la donation peut en outre porter à la fois sur les murs et le fonds, élevant parfois les sommes en jeu à plusieurs dizaines de millions d’euros. La vigilance du donateur peut s’étendre le cas échéant à une mise en conformité des statuts et du pacte d’associés à la nouvelle situation afin d’anticiper les conséquences d’un tel conflit.
Cela ne suffit pas toujours : dans un cas où les bénéficiaires avaient pris le contrôle du groupe hôtelier familial, le donateur s’est trouvé privé de l’ensemble de ses mandats sociaux et de ses ressources (revenus et dividendes), et donc “d’aliments” au sens de l’article 955 du Code civil. Le donateur se voyait dans l’incapacité d’assumer le poids des importants droits de donation mis à sa charge, sa retraite étant absorbée par ses frais de santé. Ce contentieux entre bénéficiaires et donateur était de nature à entraîner le blocage du groupe. L’affaire s’est finalement réglée par voie transactionnelle, dans le cadre d’un mandat ad hoc.
Rappelons enfin que si la révocation remet les compteurs à zéro sur le plan civil, l’administration fiscale conserve les sommes versées lors de la signature du pacte.
En effet, l’article 1961 du CGI prohibe la restitution des droits de mutation à titre gratuit. Le donateur doit donc être prudent, avant de décider de prendre en charge les droits de mutation en lieu et place des donataires, comme le permet l’article 1705 du CGI, ce qui est généralement le cas. Ainsi, la rédaction d’une clause contractuelle anticipant ce sujet s’avère indispensable.
Quant aux aspirants entrepreneurs, puissent-ils se rappeler les mots du poète Gérard de Nerval : “Il n’y a qu’un seul vice dont on ne voit personne se vanter, c’est l’ingratitude.”
Publié par Fabien Storme & Christopher Boinet Avocats au barreau de Paris – Associés In Extenso Avocats