Il y a des livres de diverses importances, de l’opuscule au gros traité. C’est dans cette catégorie que figure le Handbook of Molecular Gastronomy, qui est paru fin juin dernier : un livre de 894 pages, avec 673 figures, 150 chapitres, et 150 auteurs de 23 pays. Un énorme livre, donc, en anglais. Son titre peut laisser penser qu’il s’agit de science de la nature, et pas de cuisine, puisque la gastronomie moléculaire est effectivement une discipline scientifique, au même titre que la physique, la biologie, l’astronomie, etc. En quoi les cuisiniers pourraient-ils alors être intéressés ? Ou, autrement dit, qui peut être intéressé par un tel livre ?
Disons tout d’abord que ce que j’écris ici n’a pas pour objectif de faire vendre le livre, même si j’en suis un éditeur (et l’auteur de 37 des chapitres), mais bien plutôt de présenter un état des lieux, qui permettra à mes amis passionnés de cuisine de comprendre comment le monde évolue, et comment la cuisine, l’enseignement de la cuisine, la gastronomie peut être influencée par des mouvements tels que décrits dans le livre.
Ce dernier a trois parties : une grosse partie d’explications ‘scientifiques’, une petite partie qui décrit des applications de la gastronomie moléculaire à l’enseignement, et une partie plus importante qui examine des applications de la gastronomie moléculaire à l’art culinaire.
Recettes de cuisine moléculaire et de cuisine note à note
Mais donnons maintenant des explications dans l’ordre inverse. Pour la troisième partie, ce sont essentiellement des recettes, soit de cuisine moléculaire, soit de cuisine ‘note à note’ : pour la cuisine moléculaire (de la cuisine, que l’on ne confond donc pas avec la science qui est nommée gastronomie moléculaire), il s’agit d’utiliser de ‘nouveaux’ ustensiles venus des laboratoires ; pour la cuisine note à note, c’est une cuisine de synthèse, qui utilise des composés purs pour produire les plats.
Cette partie d’applications de la gastronomie moléculaire à la cuisine comporte tout aussi bien des explications de Denis Martin (Vevey, Suisse), à propos d’évaporateur rotatif utilisé pour faire des essences de fondue au fromage, que des recettes d’Andrea Camastra, qui a créé le premier restaurant de cuisine note à note au monde (en Pologne), sans oublier Julien Binz et son extraordinaire macaron note à note, et, bien sûr, mon ami Pierre Gagnaire qui est quand même le plus en avance de tous, avec des innovations dans toutes les directions, comme nous le montrons presque chaque mois depuis vingt et un an sur son site, dans la partie intitulée ‘Pierre et Hervé’ : je lui donne une invention, et il la met en art culinaire.
Les applications à l’enseignement
Pour la deuxième partie, toutes les applications de la gastronomie moléculaire à l’enseignement sont considérées, de l’école à l’université, et cela pour de nombreux pays. En France, nous avons été les premiers, avec les Ateliers expérimentaux du goût, qui ont été introduits dans toutes les écoles primaires, dès 2001, mais, aussi, avec la réforme des référentiels de cuisine, en dépit de freins considérables par les plus réactionnaires des communautés concernées (cuisiniers, enseignants, élèves, industriels) : j’invite à ne pas oublier les terribles réactions quand j’ai supprimé les fausses théories des cuissons qui étaient dites par concentration ou par expansion !
Mais bon, la page est tournée, et nos élèves peuvent enfin apprendre des choses justes… qui sont régulièrement corrigées par les travaux expérimentaux, publics, qui se font chaque mois, depuis vingt et un ans, dans le cadre des séminaires de gastronomie moléculaire. Certains de mes amis des Toques Blanches Internationales peuvent-ils encore ignorer ce dont il s’agit ? J’en doute, mais je redis que, chaque mois, nous nous réunissons pour tester des idées culinaires (trucs, astuces, tours de main, etc.), et les résultats sont distribués à tous ceux qui le demandent (à icmg@agroparistech.fr). D’ailleurs, n’ai-je pas encore lu des choses plus que fausses à propos de soufflés ? Car leur technique est simple : il faut chauffer par le fond, on peut faire une croûte avant cuisson pour qu’ils lèvent régulièrement et mieux, les blancs en neige battus bien fermes font des soufflés plus gonflés, les soufflés lèvent mieux dans des moules bien beurrés, et si possible métalliques… Tout cela n’est pas le fruit d’élucubrations personnelles, mais le résultat de tests faits en public : n’avons-nous pas même réussi à faire des soufflés qui gonflaient parfaitement alors que (oui!) les blancs d’oeufs n’avaient même pas été battus ?
Pour la partie ‘scientifique’
Mais arrivons à la première partie, la gastronomie moléculaire et physique, ou plus brièvement gastronomie moléculaire. J’ai dit plus haut que cela n’est pas de la cuisine moléculaire, mais de la science, le mot ‘science’ étant ici utilisé pour ‘sciences de la nature’, et non pas seulement ‘savoir’, comme quand Antonin Carême parle de la ‘science du cuisinier’.
Cette partie considère les phénomènes qui surviennent lors des préparations culinaires : gonflement, décantation, osmose, capillarité, fumage, comportement du chocolat, changements de couleur, classification des sauces, fonte du fromage, distillation, cuisson des œufs, friture, et j’en passe, car la liste est longue.
Là, mes amis cuisiniers pourraient se demander ce qu’ils ont à gagner à lire des considérations ‘scientifiques’ sur ces thèmes, mais la réponse est que les auteurs n’ont pas voulu faire des travaux de recherche, mais bien donner des bases utiles à tous. Les chapitres sont, certes, de difficultés variées, mais je ne doute pas que l’on puisse en faire son miel, soit en cuisine, soit pour l’enseignement de la cuisine. Avec, en tout cas, des informations justes, et pas des vulgarisations comme j’en vois trop passer, ces temps-ci, où n’importe qui publie n’importe quoi sur la cuisson des viandes ou les réactions de Maillard (que l’on devrait nommer réactions de glycation, puisque Louis Camille Maillard a été précédé de trente ans par le chimiste allemand Emil Fischer et d’autres).
Pourquoi ce n’est qu’un début
La publication de ce livre m’a pris quatre années, avec trois amis qui étaient associés à l’édition de cet ouvrage, et nous ne manquons pas de profiter de l’occasion pour organiser des manifestations scientifiques autour du livre, mais, surtout, c’est maintenant la possibilité de passer à mieux.
Oui, à mieux, parce que, ayant réussi à réunir tous les auteurs, dans tant de pays, nous avons maintenant une communauté scientifique bien établie, structurée, animée par le Centre international de gastronomie moléculaire que nous avons créé en 2014 à AgroParisTech. Bref, nous avons maintenant des amis dans de nombreux pays, et cela doit nous pousser à faire davantage, n’est-ce pas ?
Sans attendre, des décisions ont été prises, et notamment d’organiser des congrès de la discipline non plus tous les deux ans, mais tous les ans. Les concours de cuisine note à note, eux, continueront tous les ans, mais avec une date différente, et sans doute en septembre afin que les candidats puissent profiter de l’été pour travailler. Les séminaires de gastronomie moléculaire se poursuivront, bien évidemment, car il y a du pain sur la planche. Et nous venons de mettre en place un International Journal of Molecular and Physical Gastronomy, pour publier des articles… dans les trois directions qui étaient celles du Handbook.
Bien sûr, il y a beaucoup de ces activités en anglais, et, notamment, il n’est pas prévu de version en français du Handbook of Molecular Gastronomy, mais on trouve sur internet d’excellents traducteurs. Et puis, ne réponds-je pas toujours aux e-mails qui me sont adressés ? Les réponses aux questions sont régulièrement sur mon blog ainsi que sur le SOS Experts La gastronomie moléculaire.
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Publié par Hervé THIS