L’Hôtellerie Restauration : Imprégnation sort onze ans après Le Livre blanc d’Anne-Sophie Pic. Que représente-t-il pour vous ?
Anne-Sophie Pic : J’ai souhaité reprendre la parole sur mon travail culinaire et son évolution, celle de la maison aussi, sur la pâtisserie que je compose avec Éric [Verbauwhede NDLR], sur notre travail sur les boissons non alcooliques avec Paz [Levinson]. C’est une façon de poser les choses sur ce qui a été fait depuis quatre à cinq ans, avec beaucoup de simplicité et de sincérité. Cela me permet d’avancer et de pousser encore les limites.
Qu’est-ce que l’imprégnation ?
L’imprégnation est une pensée qui regroupe plusieurs gestes et préparations. Elle offre la possibilité aux arômes des ingrédients de s’épanouir, de les revêtir d’autres saveurs par les moyens de l’infusion -qui marie les parfums en fluidité -, de la cuisson à la vapeur ou du fumage -grâce auxquels un arôme pénètre au cœur du produit -, de la marinade ou de la maturation - qui font jouer le temps pour mêler les trames aromatiques de plusieurs éléments… Ces gestes créent de multiples strates de saveurs et parfois des miracles s’opèrent : l’association de deux herbes, par exemple, fait surgir une troisième senteur, uniquement possible par cette union. C’est l’épiphanie de la cuisine.
Vous dites : “Ce qui est important pour moi, c’est le premier pas du plat : la trame aromatique”. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Au départ de mon travail créatif, il y a le produit, la force du goût et l’évidence de l’accord qui donne l’émotion. Je suis toujours à l’affût de l’accord unique, singulier, évident. Au même titre que pour un vin, il y a une première bouche, une deuxième puis une troisième, un développement aromatique qui va se créer, au fur et à mesure du réchauffement, l’amplitude des goûts va être décuplée… C’est pareil pour un plat. Une première cuillère, puis une deuxième cuillère… S’il n’y avait pas de goûts associés, il n’y aurait pas un déploiement aromatique. L’imprégnation crée ce déploiement et suscite le séquençage. C’est pour ça qu’il est très important de comprendre que la trame aromatique est tissée de telle façon que cela va ressortir à la dégustation, mais pas n’importe comment. Il y a un premier goût, un deuxième, un troisième, dans un ordre bien défini. C’est aussi souvent à travers la sauce que le séquençage va s’opérer.
Après l'imprégnation qui mène à la conception de trames aromatiques, comment se passe la création du plat ?
Construire un plat, c’est un cheminement. On doit déterminer sur quoi on pose telle trame aromatique. Cela peut être sur un champignon, sur un poisson, sur une viande… Ensuite, il faut construire le plat. En général, je réalise rapidement ma sauce qui fait le liant avec les ingrédients. C’est un processus assez long mais qui doit aussi être rapide et vif car on peut perdre très vite le fil d’un plat. Aujourd’hui, je suis la majeure partie du temps dans ma cuisine d’essai, parce que j’ai une équipe dédiée dans la cuisine blanche (du restaurant gastronomique) et je dois pouvoir m’en extraire pour travailler à la création. Sinon les plats ne changeront jamais. Le processus créatif, c’est se mettre en état d’être inspiré. C’est observer la nature et l’aimer. Être aux aguets tout le temps. Se laisser aussi porter par cette inspiration et par la compréhension de l’ingrédient qui induit beaucoup de choses.
Vous avez mis en plat un menu unique en 10 étapes. Pourquoi ce choix ?
Après le covid, j’ai pris le parti d’avoir un menu unique mais qui change tout le temps. C’est beaucoup de travail, mais c’est génial ! J’ai choisi ce que je voulais, la création ! Je veux que ça change et que le client soit ému. Valence, c’est un voyage en 10 haltes. On pensait que c’était important de pouvoir le faire. Pour le déjeuner, le client peut passer à 7 haltes. L’équipe s’adapte à la temporalité du client, mais il faut compter 2 h 30 minimum. Il ne faut pas expédier le repas et il y a beaucoup d’interactions avec la salle parce qu’il y a le service des boissons, du thé… la table est un lieu de culture.
Vous avez conservé le déjeuner du restaurant 3 étoiles du mardi au samedi (sauf le mardi midi en hiver), contrairement à de nombreux collègues. Pourquoi ?
Je crois au déjeuner dans les restaurants. Je trouve même que c’est plus agréable d’y déjeuner que d’y dîner. Pour moi, un restaurant, c’est un rythme pour les clients et pour une équipe. Je préfère avoir plus de staff et leur donner plus de congés que de fermer plusieurs services et qu’ils ne viennent que le soir. Un restaurant, c’est une énergie. Le dimanche et le lundi, quand le restaurant est fermé, nous avons mis en place un tea time. C’est plein tout le temps. C’est aussi une façon de rouvrir la maison aux Valentinois avec un prix accessible.
Quels sont vos engagements en faveur d’une gastronomie durable ?
En tant que maison familiale en province, je suis en phase au quotidien avec mes producteurs de la région. On est en bio principalement. Pour moi, la gastronomie durable, c’est d’abord respecter l’ingrédient qui m’est amené : l’utiliser le mieux possible dans son entièreté. En cuisine, on s’intéresse à la plante au niveau de la fleur, du fruit, de ses feuilles et pour certaines, comme la reine des prés, de sa racine l’hiver.
C’est prendre soin de nos jardins. Cueillir au bon moment et pour les plantes qui commencent à perdre leur énergie, de les récupérer pour la fermentation dont des sirops fermentés avec des plantes aromatiques. Cela va aussi nourrir la créativité.
Maintenant, nous sommes en train de créer un groupe de travail avec tous les volontaires de la maison. L’idée étant de poser les choses, de déterminer ensemble où nous voulons aller et voir ce qui nous reste à faire. La difficulté, c’est de faire savoir aux clients tout ce que nous avons déjà mis en place. Finalement, il faut aller vers des labels pour avoir une reconnaissance de ce travail.
Publié par Nadine LEMOINE