Addictions dans les CHR : le règne du silence

Alcool, drogues, médicaments… leur consommation est plus élevée que la moyenne dans les milieux professionnels liés à l'hôtellerie, la restauration et aux établissements de nuit. La faute au stress et aux horaires à rallonge, confient les intéressés, qui parlent sous couvert de l'anonymat. Leurs témoignages bouleversent. Enquête.

Publié le 23 décembre 2021 à 12:05

Ils ne sont pas encore nombreux à oser prendre la parole. Parler des addictions constatées sur son lieu de travail n’est pas simple. Pour le professionnel de l’hôtellerie ou de la restauration, il y a la peur de perdre son poste. La crainte aussi de trahir un(e) collègue, un(e) ami(e), une brigade, une équipe. Sur le terrain, en général c’est soit l'omerta, soit le déni. Le chef étoilé britannique Gordon Ramsay a pourtant tenté de briser le silence en 2017, avec un film intitulé Gordon Ramsay on cocaïne. Ce documentaire pointait la banalisation de l’usage de la cocaïne, notamment dans les cuisines. Gordon Ramsay y évoquait aussi la mort de son chef David Dempsey, victime d’une overdose à l’orée des années 2000.

Mais le sujet continue d’embarrasser. L’Umih comme le GNI ont bien conscience du problème. L’Umih rappelle, par exemple, qu’elle est à l’origine du permis d’exploitation mis en place en 2008 et gage d’une formation obligatoire pour tout exploitant d’un établissement vendant de l’alcool. Mais même Thierry Fontaine, président de la branche nuit du syndicat, reconnaît que “le dossier est délicat” : “Personne ne veut vraiment parler des addictions. C’est encore tabou. Il va pourtant falloir que nous nous emparions de ce sujet, même si on ne sait pas comment appréhender le phénomène. Pour cela, il faut créer une commission, voire un groupe de réflexion.”

Et en effet, lorsqu’on recherche des témoignages, des retours du terrain, les portes ont tendance à se fermer. Au gré d’un dîner informel, un chef confie malgré tout son désarroi, son impuissance. Il a besoin de s’épancher : “J’ai recommandé un jeune dans un restaurant gastronomique et cet apprenti est devenu accro à la cocaïne au bout de quelques mois. Il n’avait trouvé que ça pour surmonter la pression à laquelle il était soumis en cuisine. Si bien qu’il a dû suivre une cure de désintoxication et sa mère m’en veut beaucoup…” Il y a bel et bien urgence à réagir. D'autant qu'en mai 2021, Santé publique France constatait “des niveaux d’usages plus élevés que la moyenne” de substances psychoactives, comme le tabac, l’alcool ou encore le cannabis, “dans les secteurs de l’hébergement et restauration” (lire l’encadré ci-dessous).

 

“Le second du chef ne marchait qu’à la vodka-pomme…”

Juliette est prête à témoigner, mais sans donner son vrai nom, “car lorsque je l’ai fait, cela m’a joué des tours”. Sollicitée par une journaliste, elle avait dénoncé des comportements sexistes dans des cuisines et lorsqu’elle avait, ensuite, postulé pour un stage, son patron lui avait demandé de s’expliquer sur ses propos publiés dans la presse. Alors, depuis, lorsqu’elle prend la parole dans les colonnes d’un journal, elle se fait appeler par un autre nom. À 22 ans, elle termine un cursus universitaire avant d’amorcer une carrière dans le secteur de la gastronomie. Elle a été confrontée à un comportement addictif à l’âge de 15 ans, “j’étais stagiaire, commis de cuisine et serveuse en salle, dans un restaurant de chaîne en Haute-Savoie”. Si Juliette garde un bon souvenir du chef, “en revanche son second ne marchait qu’à la vodka-pomme. Le service n’était pas encore commencé qu’il était déjà fatigué, stressé, irritable. Parfois il était tellement mal, qu’il allait s’allonger dans la cave ou dormir dans le vestiaire”. Le patron du restaurant a fini par le licencier. Mais Juliette ajoute : “Tout le monde buvait parmi les stagiaires. On y allait au goulot. On était tous des saisonniers, on vivait tous ensemble, partout, tout le temps.

 

“On carburait tous au café-cigarettes-alcool non-stop…”

Le phénomène d’entraînement fait des ravages parmi les extras, stagiaires et saisonniers. Louise refuse, elle aussi, de donner sa véritable identité. Pour ne pas inquiéter ses proches, “surtout ma mère”. “C’était durant l’été 2016, dans un restaurant bistronomique de bord de mer, en Bretagne. J’avais 17 ans. Nous étions huit saisonniers, tous logés dans la même maison. On travaillait de 10 heures à minuit, du mardi au dimanche. On carburait tous au café-cigarettes-alcool non-stop. Ça coupait l’appétit - on pouvait rester deux ou trois jours sans manger - et ça nous donnait la pêche, car on sortait au moins cinq soirs par semaine dans une boîte de nuit voisine, où le cannabis était gratuit et les vendeurs de cocaïne ne se cachaient pas.” Un rythme d’enfer qui a duré quatre mois. Résultat : “J’avais perdu 30 kilos ! Je faisais tenir mes jeans avec des cordages de bateau en guise de ceinture”, se souvient Louise. Elle parle de cercle vicieux : “On payait nos sorties avec nos pourboires et le patron du restaurant encourageait les filles à s’habiller court pour avoir davantage de pourboires…” Elle parle aussi d’engrenage : “Dans la colocation, même si on était crevé, on trouvait toujours un prétexte pour sortir, faire la fête.” S’étourdir pour mieux tenir.

 

“Je suis capable de dire non à la bière de fin de service”

Tom a 20 ans. Timide, plutôt discret, il a choisi ce pseudo pour raconter son expérience à Saint-Tropez : “C’était l’été, je travaillais comme saisonnier dans les cuisines d’un restaurant face à la mer, ouvert 7 jours sur 7. Le chef, également propriétaire du lieu, était présent de 5 heures du matin jusqu’à 23 h 30, six jours et demi par semaine, pendant six mois. Pour tenir, il buvait de grands verres de rosé dès le matin. Quant à l’un des cuisiniers, âgé d’une cinquantaine d’années, il se faisait des lignes de cocaïne dans les toilettes, deux fois par jour. Il ne dormait plus. Il ressemblait à un zombie…” Cette expérience estivale n’a pas pour autant dégoûté Tom des fourneaux. “Je ne suis pas comme eux, dit-il. Je suis capable de dire non à la bière de fin de service, mais oui à une boisson sans alcool.” Même sagesse, aujourd’hui, de la part de Louise. Dans le restaurant où elle travaille, elle s’engage et organise des sessions de prévention auprès des plus jeunes : “Je leur dis : tout ce qu’on vous propose comme drogue ou comme alcool, refusez-le ! C’est un piège !

Les langues se libèrent un peu plus qu’avant. Les réseaux sociaux n’y sont pas pour rien”, observe Juliette, qui se veut optimiste. Mais beaucoup reste à faire, surtout en période de crise sanitaire, où stress et burn out se multiplient (voir encadré). Selon une étude BVA-Addictions France de 2021, plus d’un consommateur sur trois a augmenté sa prise de tabac, de cannabis et/ou de psychotropes depuis le premier confinement. Thierry Fontaine conclut : “C’est de notre responsabilité de combattre les addictions sur le lieu de travail, même si aujourd’hui on se sent démunis. Peut-être faut-il solliciter d’anciens buveurs ou d’anciens toxicomanes pour témoigner, raconter et prévenir notamment les jeunes ? En attendant, commençons par désacraliser cette obligation de boire de l’alcool à tout prix pour trinquer.

#addiction#


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Publié par Anne EVEILLARD



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